On a passé depuis un moment le
panneau Edwards AFB et on traverse Mojave, qui a un petit air de ville fantôme
avec ses convois de wagons citernes rouillés abandonnés le long de la route.
Nous avons laissé la froide humidité du Pacifique derrière nous depuis
longtemps et le soleil tape crûment sur un paysage de western: un désert de
cailloux constellé de buissons bas et secs desquels émergent quelques Joshua
trees, sorte de grands yuccas isolés de deux à trois mètres de haut. Lors d'une
pause pipi le long du ruban de bitume traversant le désert de Mojave vers
California City, on imagine les serpents à sonnette cachés sous les pierres
surchauffées...
On se croirait vraiment dans
"L'étoffe des héros", d'autant plus qu'un sinistre panache de fumée
noire monte de l'horizon - j'espère qu'il n'est pas d'origine aéronautique.
Le terrain de California City semble
désert mais on découvre avec surprise cinq Fouga Magister derrière les
grillages des parkings. Alignés comme à la parade, un aux couleurs de l'Ecole
de l'Air, deux aux couleurs de la Patrouille de France, un autre un peu
folklorique dans les bleu et jaune et un noir étincelant, magnifique mais dont
je n'ose imaginer la température du revêtement sous ce soleil de plomb.
Fred est au rendez-vous. Il entretient
depuis une vingtaine d'années nombre des 108 Fouga ayant été importés aux US
(il y en a eu jusqu'à douze à California City) et forme leurs propriétaires à
son pilotage.
On se met d'accord sur le programme:
une boucle basse altitude d'une quarantaine de minutes suivie une vingtaine de
minutes de voltige. Je veux découvrir la personnalité de cet avion mythique qui
m'a bien fait rêver quand j'étais gamin.
Fred enfile par dessus sa
combinaison de vol un élégant gilet couvert de poches rebondies contenant des
équipements de survie et de communication, qui lui donne une allure très
"Troop commander": "Notre terrain de jeu est une zone désertique
équivalente à un triangle Lorient-Bordeaux-Paris. Si on doit sauter, ça aidera
à nous retrouver…" J’hésite à enfiler moi aussi une combi en raison de la
température, mais finis par craquer devant son patch Cactus Buster Squadron,
trop mignon!
Notre Fouga est celui aux couleurs
de l'Ecole de l'Air, marqué 315-MB. Une voilure bien allongée, avec un peu de
flèche au bord d'attaque et un bord de fuite bien droit, lui donne un air assez
voilier malgré son dièdre rigoureusement nul. Les jolis bidons d'extrémité de
voilure, délicatement fuselés, contiennent 250l de kérosène refoulés vers le
réservoir de fuselage par pressurisation. Le magnifique empennage papillon,
très haut et élancé, comme ses compas d’équilibrage de gouvernes jouent un rôle
majeur dans l'identité visuelle si marquée de cet avion à l'élégance presque
gracile. Le fuselage est très long à l'avant, avec la place avant très en
porte-à-faux, et court à l'arrière. Le train très court lui donne l'allure
sympathique d'un teckel avec la truffe au raz du sol.
Mais vu de près il est évident que
ce n'est pas un avion d'aéroclub et qu'il est bel et bien conçu comme un chasseur.
C'est du costaud, soigneusement construit, et l'intérieur est d'une austérité
toute militaire. Tout noir, des gros cadrans avec des vraies aiguilles en fer
comme on n'en fait plus, des boutons partout sur le manche ergonomique et des
gros basculeurs et rotacteurs dispersés un peu partout sur les consoles
latérales sans logique apparente, plus quelques leviers le long des parois.
J'ai droit à un amphi cabine rapide
et succinct: les instruments moteurs, la procédure de démarrage, les volets et
leur indicateur, les aérofreins, la pressu, le freinage secours, la sortie du
train en secours, la séquence de décollage et la procédure d'évacuation. Pour
le reste, je verrai bien en vol...
L'installation est facile car le
fuselage est très bas, mais la position est déroutante: on est assis très droit
sur le parachute, le buste parfaitement vertical et je dois tendre le bras (que
j'ai pourtant long) vers le manche loin devant. En revanche les palonniers,
même reculés à fond, m'obligent à une position des jambes assez repliée…
Le débattement du manche est
beaucoup plus important en profondeur (articulation au plancher) qu'en
gauchissement (articulation à mi-hauteur).
Bon, Fred à peine installé en place
arrière, on y va.
"Batterie sur ON", il me
hurle, et je l'entends à peine à travers le casque. Hop, le gros basculeur en
bas à droite, je lui confirme et il branche l'interphone: cette fois ci, je le
reçois très fort et clair dans les écouteurs.
Allez, on démarre le gauche: on
pivote le levier robinet coupe-feu du haut, marqué Gauche, tout en bas le long
de la paroi gauche, on bascule le gros interrupteur de démarrage, sur la
console de droite, sur Gauche, et on regarde monter les tours. A 1200 tours
(une graduation pour 1000 tr/min) on revient sur le levier à gauche, on cherche
le petit bouton poussoir tout en haut: on injecte et on allume, en surveillant
les températures turbine. A 200° d'augmentation, on relâche et le moteur
continue tout seul sa montée en régime, à 4000 tours on remet le basculeur de
démarrage au neutre. On ajuste 8000 tours et on vérifie l'extinction du voyant
Génératrice.
Le sifflement strident du moteur
dans l'interphone est horrible!
Démarrage du droit: tout pareil,
mais avec le levier robinet carburant du bas, marqué Droit, et le gros
interrupteur de démarrage basculé coté droit. On ajuste les moteurs à 10000
tours: le sifflement suraigu déchire les oreilles; c'est insupportable!
Fred ajuste le squelch de
l'interphone, derrière, et tout d'un coup, miracle! Plus de bruit de moteur,
juste sa voix forte et claire. Ouf! J'ai eu peur...
Bon, allez, on perd pas de temps: on
ferme les verrières en allant chercher le manchon coulissant de blocage du
coude des contrefiches, on les casse et on referme doucement le couvercle
transparent à l'impressionnante armature métallique usinée. Un quart de tour au
levier de verrouillage, sorte de manivelle horizontale à poignée rouge devant à
gauche et on n'oublie pas d'appuyer sur le poussoir de gonflage du joint pour
la pressu, bizarrement placé dans la tranche du bras de la manivelle, ce qui le
fait apparaître une fois la verrière verrouillée.
Allez, on continue: la pressu en
marche, vanne de clim sur plein froid, les gyros, je recale l'horizon qui me
faisait de la peine à voir, tout de travers.
Fred me fait régler le rétroviseur
pour voir les aérofreins sur les ailes, tiens ils sont dehors. Je cherche donc
le contacteur sur la tranche de la manette des gaz de droite, un petit coup sur
Rentré et blam!... ça rentre d'un coup sec comme des guillotines, y'a pas
intérêt à laisser traîner des doigts dedans... et on attaque un court roulage
vers le seuil de piste tout proche.
Freins relâchés, je m'attends à ce
que le Fouga avance tout seul comme les gros, mais non, rien. Je pousse un peu
les manettes avec délicatesse, faut pas brusquer les turbomachines, surtout
avec les régulations hydro-mécaniques de l'époque, ça pompe facilement: rien,
on ne bouge pas d'un poil. Aurais-je oublié quelque chose?
Fred outrepasse mes pudeurs d'un
grand coup de gaz "Faut 14/15000 tours pour qu'il bouge, ensuite 10/11000
tours pour rouler".
Le temps d'un droite-gauche pour
rallier le taxiway, je constate vite que ce ne sera pas évident: la roue avant
n'étant pas conjuguée on roule aux freins, à grands coups de gaz pour tourner,
ce que je déteste surtout avec des turbines. "Mais arrête tes grands coups
de palonnier, ça ne sert absolument à rein!" Je sais bien, mais je
n'arrive pas à freiner du bout du pied avec la jambe repliée, j'ai besoin de
l'étendre pour avoir l'amplitude et la précision...
Avec les 10000 tours ça galope sur
le taxiway, avec les fesses au raz du sol j'ai la sensation désagréable que ça
va bien trop vite pour moi avec cette machine que je commence juste à tenter
d'apprivoiser. Il y a un bon petit vent de travers et l'effet girouette est
sensible, je dois freiner régulièrement à gauche pour le maintenir sur la
ligne. Occupé à batailler avec les freins j'entends vaguement Fred marmonner
rapidement quelques actions vitales, ça se termine par "Bon, j'ai mes
pressions, mes températures, Fouga 315 Mike Bravo, we line up and take-off
runway 06"
"Déjà? Pas de temps de
chauffe?" "Non non, c'est bon, on y va!"
Bon, allez... Alignement laborieux
aux freins, pleins gaz sur freins et on lâche tout, ça part tout doucement, ça
ne pousse pas bien fort - et encore, c'est des Marboré VI!
La position naturelle de mon bras,
que je suppose être grosso modo profondeur au neutre, est vite corrigée par
Fred qui pousse le manche bras presque tendu, ce qui sera la position, bizarre
et fatigante, pendant tout le vol.
J'essaie de restituer au mieux la
séquence rapidement énoncée lors du briefing express, en gros: jusqu'à 40 kt tu
tiens l'axe aux freins, ensuite au pied (toujours ce bon effet de girouette,
mais cette fois-ci il tire franchement à gauche). A 70 kt tu soulages la
roulette avant, vers 90 kt la rotation, comme en 340, vers 100 kt il décolle et
on va chercher 120 kt. (Chef, j'ai jamais fait de 340!)
Ça répond mal à la profondeur, il
n'a pas vraiment l'air de vouloir décoller donc je ne le force pas, je laisse
accélérer avec une rotation lente, un peu comme en multimoteur avec une panne
après la vitesse de décision... J'ai la désagréable impression que l'image ne
colle pas vraiment avec le son du briefing. Fred finit par m'aider d'une action
plus franche manche arrière, ça vole enfin... Un petit coup de freins, train
sur rentré, on accélère doucement...
"On passe 130 kt, tu rentres
les volets" La main va chercher l'interrupteur et l'œil l'indicateur, sur
la console gauche, et "Ah, ben on a décollé sans les volets!" -
Silence un peu gêné de la place arrière et soulagement de ma part: je comprends
mieux! Décidément, c'est une constante universelle: la précipitation est le
meilleur ennemi de la sécurité des vols.
Allez, on stabilise 600 ft sol et on
vire franchement à gauche pour suivre la route: ça va tout de suite mieux, cet
avion a maintenant l'air de très bien voler et répond avec douceur et vivacité
aux ailerons, malgré une relative fermeté. Un ranch défile rapidement sous les
ailes et on monte doucement en suivant le relief des premiers contreforts
pelés. Pendant que Fred négocie avec Joshua Approach (le contrôle d'Edwards
AFB!) je constate un micro-balancement latéral dans la légère mais sèche
turbulence du désert qui commence à chauffer sérieusement, peut-être 1 ou 2
degrés de part et d'autre du neutre, que j'ai du mal à contrôler: je pose ma
main gauche le long du manche pour m'assurer que ce n'est pas moi qui
entretiens cette oscillation, mais non, elle persiste manche rigoureusement
bloqué, et je l'attribue à l'inertie des bidons pleins en bouts d'ailes.
D'ailleurs elle disparaîtra une fois ceux-ci vidés dans le réservoir central.
Le trim électrique au manche est
très doux et très précis, la direction très ferme, voire dure.
On continue de monter le long du
relief aride et poussiéreux où les buissons se raréfient en espérant un contact
radar avec Joshua, mais rien à faire... Fred commence à montrer une certaine
exaspération, et décide: "Bon, laisse tomber. Allez, après la crête tu
dégringoles dans la vallée. Pas plus de 250 kt en descente, ça turbule"
Le badin monte vite et il me suggère
les AF: une pression du pouce gauche et vlam, on part dans les bretelles, les
secteurs ajourés jaillissant de l'extrados et de l'intrados nous freinent d'un
coup sans aucun couple de tangage, et je pousse progressivement le nez dans le
sol pour garder pile 250 kt. Là ça descend pour de bon, avec une assiette
prononcée à piquer, pointant vers le lac au fond de la vallée.
"On suivra la lac vers la
gauche". Oui chef, on rentre les AF en stabilisant le palier un peu
au-dessus de l'eau et on balance les ailes à gauche en virant à 2-3g, on sort
face à la vallée. Pas trop, trop bas car à cette vitesse il est exclu d'en
suivre les méandres serrés, on coupe un peu dans les virages en jouant à
saute-mouton avec les petites collines qui les dessinent.
"Tu feras attention, dans cette
vallée j'ai parfois croisé des F15 et F16". C'est vrai que nous évoluons
en pleine MOA, military operation area!
Je commence à apprécier sérieusement
et à me décontracter: nous sautons gentiment de crête en crête à 250 kt,
passant en trombe au niveau des petits arbres secs ou des barres rocheuses près
desquelles nous voyons du coin de l'œil évoluer quelques rapaces, balançant
souplement d'une aile sur l'autre pour suivre les contours de la vallée ou
franchement sur la tranche en franchissant les cols. Je retrouve la fascination
du vol de pente en planeur, décuplée par la vitesse incomparable. Dessous c'est
complètement désert... Je crois un instant apercevoir deux silhouettes, qui
s'avèrent n'être que des troncs d'arbres morts qui défilent en un éclair sous
nos ailes argentées.
La vallée débouche sur une sorte de
plaine caillouteuse, aride, aux vallonnements constellés de buissons secs.
"Tu vois la ligne à haute
tension? On la passe puis on redescend vers le sol, et on part à gauche… tu
suis la voie ferrée"
Je commence maintenant à me sentir
très â l'aise dans cet avion décidément enthousiasmant! Sans pied, les virages
serrés passent avec un quart à une demie-bille basse, mais la direction est
tellement dure que je renonce vite aux efforts pour la centrer parfaitement, et
m'en accommode.
Fred commence aussi à se sentir en
confiance: soudain les écouteurs me crachent dans les oreilles une musique
frénétique qui rythmera jusqu'au bout notre cavalcade effrénée, en lui donnant
encore plus de relief et de saveur.
La vallée dans laquelle nous mène la
voie ferrée s'évase et nous survolons en trombe quelques ranches éparpillés.
Tiens, la voie se termine en une large boucle et un train de marchandises y
fait demi-tour avant de la reprendre dans l'autre sens.
"Y a plus de voie ferrée,
qu'est-ce qu'on fait?"
"Ben, on attaque le
train!" Bien sûr! Je descends aussitôt en inclinant pour remonter la
boucle de la voie vers le convoi. "Descends pas trop, quand même!".
Hé hé... je jubile intérieurement!
Heureusement que Fred gère la
navigation et me guide de temps à autre: je n'ai pas la moindre idée de notre
position.
En remontant vers le col qui barre
la vallée, je prends le temps de savourer l'excellente vue vers l'extérieur
depuis le balcon en surplomb de la place avant. Je me retourne pour voir les
ailes et suis surpris de devoir les chercher si loin derrière. C'est une vraie
jubilation de voir ce paysage atypique défiler sous les bidons si joliment
carénés, reculés par la flèche du bord d'attaque.
On redescend au niveau des
vallonnements derrière le col, et on suit la route en terre vers la droite,
évitant un champ d'éoliennes face à nous.
Sachant que Fred doit en général convaincre
"allez, vas-y, descends, tu peux descendre encore...", je ne lui en
donne pas l'occasion, oublie toute référence réglementaire européenne, ravale
toute pudeur et colle au sol autant qu'il me paraît raisonnable, jusqu'à avoir
dans le pare-brise la vision en relief des Joshua trees émergeant des buissons
bas. La douceur et la précision du trim permettent de piloter à effort
rigoureusement nul, guidant l'avion quelques mètres au-dessus de la flore du
désert, épousant les déclivités d'infimes pressions sur la profondeur. Je n'ai
jamais compris ceux qui volent hors trim, avec un effort permanent au manche...
La route vire à droite et monte
légèrement vers un petit col, j'incline tout doucement avec une légère pression
arrière pour couper dans le virage, bien trop marqué pour être suivi à cette
vitesse.
"Incline pas trop quand même,
faudrait pas cabosser les bidons..." Nous sommes donc sur la même longueur
d'onde... Je jubile de plus en plus!
Derrière le col un pylône m'incite à
la méfiance et je remonte insensiblement pour me garder de cette menace. Bien
m'en prend: je repère effectivement une ligne à haute tension, dont je
m'éloigne en me laissant glisser sur la droite.
"C'est bon, à ce cap il n'y a
plus d'obstacle, tu peux redescendre". Faut pas me le dire deux fois...
Un dernier pic poussiéreux enroulé
sur la tranche et nous nous retrouvons face au plat désert de Mojave, cap sur
les installations esseulées de California City.
Nous passons à la séquence voltige,
à laquelle je tiens beaucoup. Quand j'étais enfant le son lointain des Marboré
me faisait sortir dans le pré derrière chez mes grands-parents et je rêvais
devant les évolutions de ces petits points aux reflets métalliques en
provenance d'Aulnat, haut dans le bleu éclatant du ciel du Puy de Dôme - au
grand dam de ma grand-mère, à qui cette vocation naissante procurait les pires
angoisses.
Fred me tire de mes rêveries en me
montrant la base d'Edwards toute proche, en bordure de son immense lac salé, et
je monte vers 10000 ft au-dessus de California City airport pendant qu'il
négocie, cette fois-ci avec succès, avec Joshua Approach.
Alignés au-dessus du trait
d'asphalte bien visible au milieu de l'uniformité du désert on attaque à la
vitesse de croisière un tonneau, puis deux: pas besoin de pied, ça tourne tout
seul avec beaucoup de facilité: les ailerons sont fermes, certes, mais
efficaces. Le nez a tendance à redescendre un peu sur le dos, il faut le
soutenir par un soupçon de manche avant.
Ouverture à droite et retour par la
gauche vers l'axe de piste, et on attaque une boucle: "Tu prends 280 kt,
puis tu tires et tu maintiens 3,5/4g". Ça tombe bien, mes fesses sont
calibrées à 4g et c'est ce que je tire spontanément quel que soit l'effort, du
Salto à la profondeur ultra-légère au Zlin 526 franchement lourd en tangage.
Je prends donc un peu de vitesse et
tire bien droit, doucement mais fermement. Un coup d'œil à l'accéléromètre, les
4g y sont bien et le nez part lentement vers le ciel. La ressource est très
longue, ça dure, ça dure, c'est interminable, je ne vois que du bleu et le
reflet dansant du soleil sur l'armature métallique, et ne sais pas où j'en
suis. Je tourne la tête vers les ailes mais le poids du casque sous 4g me gêne,
les ailes sont trop loin derrière et je ne parviens pas à les voir s’enrouler
sur l'horizon.
Pendant ce temps la vitesse, et donc
le facteur de charge, diminuent: la poussée du Marboré (et encore, un VI, oui,
je sais...) est bien loin de compenser le poids et la traînée. Le maintien des
4g exige donc une augmentation régulière de l'action manche arrière, avec un
effort aérodynamique qui diminue de façon très marquée avec la vitesse. Je me
contente de piloter la profondeur en maintenant aux fesses les 4g, en tirant
bien droit dans le bleu et en cherchant, tête rejetée en arrière, le retour de
l'horizon inversé.
Le revoilà, bien horizontal
au-dessus du pare-brise, donc la montée était symétrique... c'est le moment de
relâcher la pression sur le manche pour cet instant délicieux où l'on contemple
le paysage inversé dans une sensation de quasi-apesanteur, en laissant le nez y
replonger doucement. On est maintenant en descente franche sur le dos, c'est le
moment de ré-accélérer la cadence de tangage et de ré-augmenter le facteur de
charge, pour retrouver nos 4g. La durée de la descente est à l'image de celle
de la montée, et cette longue dégringolade à la verticale du trait de bitume
barrant le sable, avec la vitesse qui augmente rapidement, m'impressionne un
peu. Du coup je tire un peu plus par réflexe, monte à 5g et commence à me
voiler gentiment... Je ramène le nez juste sous un horizon surexposé, en noir
et blanc, agrémenté de myriades d'étoiles diffuses. Je paye manifestement les 9
heures de décalage horaire et le sommeil insuffisant de la nuit dernière, après
les 11 heures du vol Paris-Los Angeles!
On n'est certes pas là dans de la
figure estampillée Aresti, mais conforme aux exigences de l'avion et de sa
motorisation. Laissons la dictature de la règle et du compas aux compétiteurs,
et à leurs machines conçues pour la brutalité de la voltige moderne.
"Ça va? On en refait
une?"... "Et comment!" Je repars de plus belle, en faisant bien
attention cette fois-ci à ne pas trop serrer la fin de la boucle. Quel délice,
l'amplitude verticale comme l'amplitude en vitesse sont absolument grisantes.
Allez, on engrange 300 kt pour un
rétablissement tombé. Là aussi foin des critères de la voltige académique, on
fait tout en douceur et le demi-tonneau en descente, avec un peu de conjugaison
au pied cette fois-ci, est un vrai régal. Le pivotement du désert de Mojave et
de la piste de California City airport dans le pare-brise sont totalement
jubilatoires.
On s'en refait deux enchaînés pour
un noeud de Savoie qui confine au nirvâna…
Mais les meilleurs moments ont une
fin et il faut bien penser à retrouver le plancher des serpents à sonnette.
Fred me propose un passage bas sur
la piste, enchaîné sur un tour de piste: parfait! Je dégringole les 5 ou 6000
ft en un demi-tour le nez dans le sol vers la piste, avec quelques secondes
d'aérofreins pour sortir du virage et de la ressource bien aligné et à une
hauteur raisonnable ("Pas trop bas, quand même, y'a du monde!")
On remonte la piste à 300 kt un peu
au-dessus des hangars et un ample virage en ressource souple nous place en vent
arrière à 140 kt, on coupe la musique pour se concentrer tranquillement sur
l'atterrissage, on sort le train, 15° de volets, les 130 kt se stabilisent tout
seuls, 40° de volets, on bloque les 120 kt d'un coup de gaz et on vire en
descendant vers la piste, tout ça est très facile et bien trimé la vitesse est
rigoureusement constante. Sur suggestion de Fred je vise le seuil physique de
la piste et non pas le seuil décalé: le Fouga court pas mal à l'arrondi avec
son aile très basse et son train très court.
Bien stabilisé en courte finale à
120 kt, Fred m'annonce "T'inquiète pas, il vole très bien" et vers
50-100 ft tire les manettes des gaz sur la butée. Je finis sur la poussée
résiduelle sans problème jusqu'à l'arrondi: une légère prise d'assiette et
j'attends tranquillement que ça touche, le capot juste au-dessus de l'horizon.
Puis dé-rotation dans la foulée, posé en douceur de la roue avant et freinage
immédiat mais doux qui nous amène à la vitesse de roulage à la première
bretelle.
Après cette heure absolument
extatique en vol je retrouve la dure réalité du roulage aux freins, qui
décidément me demanderait un peu plus d'accoutumance.
On s'arrête devant les pompes où
nous attend encore une petite formalité - nous avons consommé 700l de
carburant.
On retrouve le vent brûlant du
désert à l'ouverture des verrières, et en retirant le casque la sensation
paradoxale de froid dans les cheveux me fait réaliser que, malgré la
climatisation sur plein froid, j'ai quand même bien transpiré!
Le Fouga Magister m'a fait une
excellente impression. Construit à une époque où l’on avait le souci du travail
bien fait et l’amour de la belle ouvrage, c’est un avion sain, docile et
manœuvrant, très facile en vol mais peu agréable au roulage. Cependant c'est
déjà un avion lourd, chargé, et peu motorisé (oui, oui, je sais: et encore
c'étaient des Marboré VI!). Un véritable témoin d’une époque bénie où
l’aviation française savait faire des machines excellentes et originales.
Pas vraiment des vitesses d'avion de
club, mais pas non plus des vitesses d'avion de ligne…
Une visite à California City
municipal Airport est vraiment une fantastique opportunité de voler sur un
petit avion de chasse, dans les conditions de liberté absolument
exceptionnelles permises par l'environnement du désert de Mojave et des
montagnes de Californie, tout autant que par l'attitude particulièrement cool
de Fred qui m'a laissé faire rigoureusement ce que je voulais sans la moindre
restriction!
C'était mon anniversaire et c'était
mon 100e type de machine pilotée: de quoi laisser un souvenir exceptionnel…
Nous laissons le Fouga verrières
ouvertes, casques, parachutes et matériel de survie sur les ailes pour aller
manger un morceau. Comme je m'inquiète de tout laisser ainsi à portée de
n'importe qui, Fred me répond: "T'inquiète pas, ici on n'est pas en
France!"
Tu m'étonnes! Dans son hangar il est
d'ailleurs affiché les tarifs pratiqués chez nous pour une prestation du même
type, mais évidemment autrement limitée par le carcan de notre environnement
réglementaire: c'est quatre fois plus cher!
Devant un pauvre sandwich américain accompagné de Cajun
Fries, dont se délectent goulûment deux obèses au bar de l'aérogare, Fred me
confie son projet d'acquisition d’un Mig15 biplace, pour pouvoir proposer la
même chose, mais à 400 kt: décidément, il va falloir revenir!